Ecorché vif
Je ne sais pas pourquoi je pense à ça aujourd’hui… Ça remonte en surface de temps en temps.
« Celui qui sort de cette salle récoltera une absence éliminatoire à l’examen ! », avait-elle annoncée en guise de bonjour.
J’aime à croire que dans la même situation, aujourd’hui, ma réponse serait différente. Tenir tête, m’écouter moi plutôt que cette voix d’autorité, insister jusqu’au bout pour faire valoir mon droit à ne pas participer à ça… à vingt ans, j’étais encore drôlement malléable.
Je ne me souviens plus ce que l’on était censé étudier ce jour-là. Quelque chose en rapport avec la circulation sanguine je crois… par contre, je me souviens bien de la paire de ciseaux. Une bête paire de ciseaux en inox à bouts ronds, assez grande.
Mais mon souvenir le plus net, c’est cette première entaille au milieu des poils blancs. Je ne m’attendais pas à ce que la peau cède aussi facilement qu’une feuille de papier. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit si rapide, si semblable à un geste banal. Je ne m’attendais pas non plus à voir le rat réagir.
Cette image s’est gravée en moi plus profondément qu’un tatouage. L’incision sanguinolente dans la peau rosée couverte de courts poils blancs, les ciseaux dans mes doigts, le mouvement de retrait du rat fixé sur sa petite planche de plastique blanc, ma gorge qui se serre, mon envie de fuir loin.
Mon geste s’est arrêté net. Quand j’ai fini par lever la tête, ce fut pour croiser le regard de mes compagnons de TP. Des regards affolés, quasi suppliants et légèrement fuyants. Nous étions là, toutes les trois, debout devant notre paillasse, incapables de prendre une décision, incapables de réfléchir.
Mad… Madame ! Il est pas assez endormi je crois le… il réagit quand on le …
Dans la salle, il régnait une ambiance inhabituelle. Partout les étudiants se cherchaient du regard, perdus, décontenancés, pas du tout préparés à ce qui venait de leur tomber dessus. Les visages étaient fermés, les yeux un peu trop brillants, les mâchoires un peu trop blanches, les gestes subitement hésitants.
De partout, de petites voix à peine audibles se levaient : Il bouge là, c’est normal ? Je coupe où ? Je l’utilise comment le ciseau ? là ? Ici ? Fais-le toi !
La Dame en blouse blanche passait d’une paillasse à l’autre, une exaspération évidente plaquée sur le visage. En arrivant - enfin - à notre table, elle a eu ce geste de la main, comme pour balayer l’air de nos complaintes. Puis elle s’est emparée de la paire de ciseaux, s’est positionnée au niveau de l’entaille et s’est mise à découper.
Le rat - lui - s’est mis à gesticuler.
La blouse blanches a laissé échapper un pfff ! avant de suspendre son geste et de s’éloigner, sans un mot. Nous sommes restées là, pétrifiées, à la suivre du regard, incapables de prendre une quelconque initiative, jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière une porte. Une porte en bois clair, ornée d’une poignée en inox qui revenait mal à sa position haute. La blouse blanche est réapparue sept secondes plus tard, une seringue à la main.
Après avoir piqué le rat, elle nous a lancé un « là, maintenant c’est bon. Allez-y ! » avant de tourner les talons.
On attend pas que ça fass… ?!
La voix de ma compagne de galère s’est perdue dans l’espace. La blouse blanche était déjà passée à autre chose.
Je ne me souviens plus de grand chose après ça. Seulement des flashs. Le petit corps, animé, ouvert de la gorge à l’aine, des organes qui pulsent, des pinces, l’extraction d’un filament creux (une veine peut-être), les poils doux comme ceux d’une peluche, la chaleur et la souplesse du corps… rien de précis.
Je me souviens aussi vaguement d’un bac en plastique blanc un peu transparent, d’un amas de petits corps poilus, éventrés, mélange visuel de blanc et de rouge. Les rats étaient-ils morts à la fin de l’expérience ? Ont-ils eu le temps de sentir l’effet de l’anesthésiant qui s’estompe avant de succomber ? Je n’en sais rien. À ce point-là de l’expérience, je devine que je n’avais plus envie de savoir.
Ces quatre heures de travaux pratiques furent ma seule et unique expérience de vivisection en cinq années de faculté. Les choses se seraient-elles déroulées autrement si la séance nous avait été annoncée ? Peut-être…
Peut-être pas…
Quoi qu’il en soit, ce soir-là, quand je suis rentrée chez moi, je n’étais plus tout à fait la même ; sous l’effet d’un ton menaçant, d’un regard méprisant et d’une synergie de groupe, j’avais accepté de piétiner toutes mes valeurs personnelles… tout ça à l’abri d’un cadre officiel, symbole ultime de l’autonomie et de la reflexion personnelle.